Effervescences et enchantements lors de chasses aux créatures virtuelles dans le jeu Pokemon Go

Le texte qui suit a été soumis en 2019 à la revue Émulation dans le cadre d'un dossier thématique interrogeant les notions d'effervescence et d'enchantement et avait été accepté pour publication avant que ce projet ne soit abandonné, remplacé par une « traverse » dans la revue EspaceTemps. Dans la mesure où une éventuelle future publication dans ce nouveau cadre fera l'objet d'un remaniement, je mets à disposition ici le texte de cet article rédigé initialement en septembre 2018.

Introduction

En juillet 2016, la sortie du jeu Pokemon Go est loin de passer inaperçue. Créé par The Pokemon Compagny et Niantic Labs (alors connu pour avoir déjà développé un autre jeu du nom d’Ingress), Pokemon Go utilise la géolocalisation et la réalité augmentée et nécessite de se déplacer dans l’espace physique pour capturer des créatures virtuelles – les « pokémons » –, récolter des objets ou combattre d’autres créatures. Joué sur un smartphone, l’interface du jeu présente un plan des rues environnantes sur lequel sont positionnés l’avatar du joueur et des éléments virtuels à proximité. Pour mouvoir son avatar et atteindre ces derniers, il est alors nécessaire de se déplacer physiquement.

Légende : Interface du jeu Pokemon Go montrant une représentation cartographique de l’espace à laquelle est ajoutée une « arène » virtuelle et un avatar du joueur. Photographie prise par Mimzy le 7 août 2016, proposée sur pixabay.com

Légende : Capture d’écran du jeu présentant l’avatar de l’anthropologue sur le campus de l’Université Libre de Bruxelles : les bâtiments et les allées du campus apparaissent comme sur une carte et certains éléments virtuels s’ajoutent au paysage.

Source d’excitation collective autant que d’émerveillement et d’injonction à explorer ou ré-explorer son environnement urbain, le jeu est intéressant pour contribuer à une réflexion à la fois sur l’effervescence et sur l’enchantement. Dans la mesure où il a fait l’objet de modifications importantes par rapport à ses débuts, il constitue également une focale pour envisager le travail d’organisation qui accompagne ces expériences. En nous basant sur un matériel collecté sur les plateformes de médias sociaux (principalement Twitter, Facebook et Youtube) et une observation participante débutée fin 2016 (poursuivie par intermittence en 2017 et 2018), dans le cadre d’une recherche doctorale sur un terrain essentiellement bruxellois, nous tenterons de montrer en quoi consistent les expériences d’effervescences et d’enchantement suscitées par le jeu et comment, dans le cadre d’un jeu « pervasif », elles se déploient et sont maintenues sur le long terme grâce à un travail actif des développeurs. En conclusion, nous proposerons une hypothèse sur la façon dont les deux types d’expériences s’articulent dans la pratique du jeu.

La foule sur les traces de « Dracaufeu » - l’effervescence des premiers jours

Une réflexion sur les notions d’effervescence et d’enchantement à propos de Pokemon Go ne peut faire l’économie d’un retour sur les vastes rassemblements et mouvements de foule qui ont accompagné la sortie du jeu à l’été 2016. Dans les médias, des événements insolites sont alors rapportés. En Australie, par exemple, des joueurs envahissent l’intérieur d’un commissariat pour récupérer des objets utiles à leur jeu. En Europe, c’est au mémorial de la Shoah à Drancy qu’ils s’invitent pour capturer leurs créatures. Quelques mois après les attentats de Paris et de Bruxelles, quelques jours après celui de Nice (pour la sortie en Europe), des milliers de joueurs se rassemblent et s’affairent chaque jour dans les centres-villes et les parcs pour dénicher les créatures les plus rares ou les plus puissantes, donnant lieu à de grands rassemblements et parfois à d’impressionnantes cohues, au mépris des autres piétons et des véhicules qui y circulent. Cela sans l’encadrement d’aucun dispositif sécuritaire.

Concernant cette période, un matériel est accessible au chercheur sur les plateformes de médias sociaux. Les vidéos postées quelques jours après la sortie du jeu sont pertinentes pour envisager les regroupements et les débordements produits par le jeu en documentant les mouvements des corps et les comportements « acclamatifs » (Mariot, 2001) – brouhaha, cris, rires, onomatopées, lesquels apparaissent être des composantes essentielles de l’effervescence collective. Ainsi, sur la plateforme YouTube, plusieurs vidéos montrent des foules compactes et des flux de corps hurlants, dévalant les rues à la recherche de l’une ou l’autre créature.

Dans ces productions, une incompréhension marquée à la fois d’amusement et d’inquiétude caractérise l’attitude des observateurs. « Oh my godness ! » s’exclame l’auteur d’une vidéo lorsqu’à Bruxelles, un flux de joueurs sortant du parc royal, se dirige vers la place du même nom, emplissant la rue et entravant sans ménagement le trajet des véhicules à moteur et des trams supposés y circuler, les cris de la foule se mêlant au concert des klaxons1. Cette incompréhension, ce sentiment d’assister à un moment caractérisé par une folie, se retrouve parfois dans le discours des joueurs. Ainsi, filmant une sortie entre amis à la chasse aux pokémons alors que surgit le rare et puissant « Dracaufeu », JamesChats, un youtubeur américain dédiant sa chaîne à des films et des séries telles que Pokémon, Le Seigneur des Anneaux, Star Wars, Disney ou Harry Potter, s’exclame à plusieurs reprises : « This is insane ! »2. Lorsque Dracaufeu apparaît dans les environs, tous se mettent à courir. Au milieu des cris et de klaxons, une foule rassemblée tente de capturer la créature. JamesChats commente « This is Madness, this is absolute Madness. ».

Donnant à voir le jeu de l’intérieur (mise en récit de « chasses » aux pokémons) ou de l’extérieur (lorsque la caméra capture les joueurs de façon curieuse, inquiète ou fascinée), ces vidéos témoignent de situations où il conduit à entrer dans un état émotionnel et à adopter des comportements particuliers, en rupture avec ceux qui prévalent habituellement dans l’espace urbain. En relation avec les expériences d’enchantement ou d’effervescence, la vidéo de JamesChats est particulièrement éclairante. De retour chez lui, face à la caméra, il revient sur son expérience et tente difficilement de mettre des mots sur l’intensité de ce qu’il a vécu :

So yeah. That was an experience to say at least… wow… i’m still trying to process… ‘what happened ?’… I… There… There aren’t words… there aren’t words to describe what that was like… ‘being in the center of it’, I mean, I’ve been seeing the videos popping up here and there of people like running around in New York and at a college campus… But ‘to be in the center’ of it… Whooooa…. Haha… Well, it was, it was a brush, it is just ‘what a time to be alive’. I guess that’s really the best way to put is ‘what a time to be alive’.

Le visionnement de vidéos et les quelques phrases d’un youtuber ne suffisent pas à expliquer les modalités par lesquelles les individus entrent dans des états d’effervescence ou en sortent. Néanmoins, ils permettent de saisir l’importance et les formes que prennent ces manifestations suscitées par le jeu à ses débuts : des foules importantes de joueurs cherchant des créatures virtuelles, occupant l’espace urbain avec leur corps, adoptant des comportements en rupture avec les règles et les normes qui y prévalent habituellement et se laissant emporter dans une expérience intense, difficilement descriptible.

Cette capacité du jeu à modifier les normes qui prévalent habituellement dans l’espace urbain, à engager un débordement, fait écho aux études sur l’effervescence, et, dans les contextes urbains, sur l’événementiel (Boullier, 2010) ou l’émeute (Kokoreff, 2006), mais elle nous semble aussi se rapprocher des qualités dont peuvent se prévaloir les expériences d’enchantement. Ces dernières, en effet, engagent aussi un « cadre d’expérience » spécifique. S’agissant de Pokemon Go, leur prise en considération est utile pour envisager les dimensions ludiques et fictionnelles de la pratique qui accompagnent les phénomènes d’effervescence.

Capturer « Dracaufeu » dans le monde réel : une activité enchanteresse

Pour Yves Winkin, l’enchantement se caractérise, d’une part, par un cadre d’expérience auquel on choisit d’adhérer en vertu d’une « suspension volontaire de l’incrédulité » (expression empruntée à Coleridge) ou d’un « je sais bien mais quand même » (emprunté à Mannoni), et, d’autre part, par un travail actif visant à organiser cette expérience, celui des « ingénieurs de l’enchantement » (Winkin, 2002). Comme le relèvent les éditrices de ce dossier, la notion a d’abord été rendue opératoire dans le cadre de l’analyse de dynamiques et de sites touristiques mais s’est très vite trouvée transposée à d’autres contextes : urbains, commerciaux, folkloriques, religieux, mystiques, sportifs ou culturels. Envisageant l’urbain, en particulier, la notion se trouve appliquée aux mobilités pédestres lors desquelles le piéton – écoutant ses pas sur les feuilles mortes ou humant le vent – joue, « même discrètement », avec son environnement. Sur le mode prescriptif, elle invite les urbanistes à mettre en place un mobilier ludique et enchanteur favorisant les mobilités multimodales et la décongestion des artères (Lavadinho, Winkin, 2012).

Appliquer la notion d’enchantement à Pokemon Go apparaît judicieux. Additionnant des éléments virtuels et une dimension fictionnelle et ludique à l’environnement urbain, le jeu pose un cadre d’expérience spécifique auquel les joueurs acceptent d’adhérer sans pourtant douter de son artificialité. Il se déploie de plus dans l’espace urbain, encourageant la marche et une exploration ludique de la ville. Enfin, il est le résultat d’un travail actif des développeurs.

Activité définie comme telle, Pokemon Go assume en outre pleinement la dimension ludique caractérisant en partie l’enchantement. Ce faisant, ses apports au cadre d’expérience décrit par Y. Winkin se révèlent aussi dans le rapprochement qu’elle autorise avec des concepts issus des études sur le jeu. Ainsi, si l’objet de notre contribution n’est pas de réaliser une lecture approfondie de l’enchantement au prisme des notions d’expérience ou d’engagement ludique, ces expressions seront présentes tout au long de l’article. En insistant sur la dimension subjective de l’expérience des joueurs et sur l’activité de jeu, les études sur le play (Triclot, 2011), en particulier, pointent une attitude active des joueurs qu’il apparait pertinent de rapprocher de l’adhésion des enchantés au dispositif d’enchantement. Par l’étude du design, du gameplay, des matérialités ou des transformations dont les jeux sont objets, d’autres travaux sur le jeu peuvent également nourrir une réflexion sur le travail de ceux qu’Y. Winkin qualifie d’ « ingénieurs de l’enchantement ».

Marcher et chasser les pokémons dans la vraie vie

Bien que des jeux utilisant la localisation et la réalité augmentée existent depuis le début des années 2000 – on peut penser à Géocaching, au jeu japonnais Mogi dont les fonctionnalités sont étonnamment similaires à Pokemon Go (Licoppe, 2017) ou encore à Ingress, le jeu créé précédemment par Niantic –, leur pratique est souvent restée limitée. Ainsi, faire coïncider le jeu avec l’espace autour de son corps, voir son environnement quotidien devenir le lieu de nouveaux usages ludiques et fictionnels et de nouvelles significations, rencontrer physiquement d’autres joueurs lors de sessions de jeu, expérimenter l’interpénétration entre le jeu et les activités quotidiennes et entre ce qui se conçoit derrière le mot « réel » et celui de « fiction » dans le langage commun, constituent pour beaucoup de joueurs de nouvelles expériences. Lors d’un entretien, une joueuse qualifie cette possibilité de rencontre par le terme de « magie » et la présente comme un paradoxe :

C'est ça qui est drôle en fait ! C'est que ce truc qui n'existe pas, tu vas aller le chercher dans la rue ! Tu marches chasser des pokémons. […] Les pokémons n'existent pas MAIS je vais chasser des pokémons. On ne peut pas être dresseur pokémon parce que les pokémons n'existent pas mais je vais chasser des pokémons, me battre dans une arène et... faire évoluer mes pokémons […] Oui, le côté... 'ça n'est pas possible mais on le fait quand même'. Çà n'existe pas, ça n'est pas réel... MAIS, on le fait. Donc c'est réel. Même si c'est pas réel. Ce côté paradoxal.

Ceci fait écho au « je sais bien mais quand même » caractérisant le cadre d’expérience définit par Y. Winkin. Les créatures et les éléments virtuels « n’existent pas » mais ils deviennent néanmoins « réels ». Ce mouvement « paradoxal » est certainement transposable à d’autres cas de jeux et fictions mais il prend dans Pokémon Go une dimension particulière : c’est un « marcher », un « faire » avec son corps, qui paraît rendre l’activité fictionnelle plus réelle. Pour des joueurs rencontrés lors d’une session de jeu, ce qui a poussé beaucoup de gens à essayer le jeu lors de sa sortie, c’était justement la possibilité d’enfin « pouvoir capturer des pokémons dans la vraie vie ». Ainsi, s’il semble que le jeu pose un cadre d’expérience spécifique par l’addition d’une surcouche ludique et fictionnelle à l’environnement physique des joueurs, c’est aussi ce dernier, celui de la « vraie vie », qui contribue à enchanter l’expérience.

Design du jeu et réalité augmentée

Quelles ressources sont mises en place par les développeurs, devenus ingénieurs de l’enchantement, pour susciter des expériences hybrides où ce qui « n’existe pas » se mêle à l’existant ?

En plus d’une représentation cartographique de l’espace urbain côtoyé par les joueurs, Pokemon Go intègre des éléments de celui-ci. Les créatures apparaissent autour de points d’intérêts (« pokestops » et « arènes ») qui sont eux-mêmes positionnés en lieu et place de bâtiments publics, de commerces ou d’éléments urbains esthétiques ou fonctionnels (statues, fontaines, œuvres d’art, détails de façade, arrêts de métro, etc.). Pour renforcer ce décalque, des photos de ceux-ci sont intégrées au jeu. Cet effort des développeurs pour représenter l’environnement physique au sein de l’application est régulièrement l’occasion pour les joueurs de découvrir ou de redécouvrir leur environnement en parcourant les rues avec une nouvelle attention, saisissant des détails qui passent autrement inaperçus. Nous avons nous-mêmes fait ce type de découvertes, y compris dans des lieux familiers. La sculpture intégrée à l’élément du jeu ci-dessous, qui sert d’illustration, située sur le campus de l’ULB, et accessible uniquement en se faufilant entre deux bâtiments, en est un exemple.

Légende : Sculpture sur le campus de l’ULB, devenue un « pokestop » du jeu. L’interface conçue par Niantic intègre une photo de l’œuvre d’art et lui donne le titre de « Stone Man Sculpture ».

La superposition des espaces ludique et quotidien est ensuite technologiquement appuyée par un dispositif de réalité augmentée qui permet de visualiser une créature au travers du capteur photo du smartphone du joueur en l’intégrant à l’environnement qui l’entoure, bien que l’effet reste grossier en termes phénoménologiques (Licoppe, 2017) et ait déçu en premier lieu certains joueurs3.

Cependant, au contraire des photos ci-dessus, l’utilisation du capteur photo pour inscrire les créatures dans l’espace urbain ne paraît pas entrer dans l’expérience du jeu au quotidien. En effet, une observation des joueurs et une pratique de Pokemon Go montrent rapidement le peu d’utilité du dispositif de réalité augmentée en cours de jeu. Outre des effets réduits, la capture des créatures au travers du capteur photo se révèle bien plus difficile qu’au travers de l’interface du jeu par défaut. Ainsi, s’il peut être l’objet d’un usage au cours de l’activité ludique lors des premières captures, il est rapidement réservé à des circonstances particulières comme produire une image à partager sur les médias sociaux pour susciter des réactions. Ci-dessous, la capture d’un Evoli face à une assiette de pâtes suscite un échange humoristique à propos des noms des évolutions de la créature (se terminant toutes en « li ») et des pâtes italiennes :

Capture d’écran d’un Evoli à côté d’une assiette, suivie d’un dialogue sur Facebook Messenger, publiée sur meme-gag.com et ayant circulé sur les médias sociaux http://meme-gag.com/evoli-evolue-en-ravioli/

On peut faire l’hypothèse que les potentialités enchanteresses du dispositif interviennent davantage dans un espace et une temporalité différenciés de l’activité de jeu, où intervient un partage avec d’autres joueurs. Or, si la notion développée par Y. Winkin autorise un état solitaire, la façon dont elle est travaillée par Arnaud Halloy et Véronique Servais témoigne bien d’une possible composante collective dans la définition des expériences d’enchantement et dans leur capacité à être validées comme telles (Halloy, Servais, 2014). Ainsi, bien que les chasses aux pokémons nous semblent se distinguer des situations décrites par ces derniers – les rencontres avec les dauphins et les phénomènes de possession dans un culte afro-brésilien – puisqu’il n’existe aucune ambiguïté quant à l’ontologie des créatures virtuelles rencontrées, il faut souligner le rôle que peut possiblement prendre le collectif dans la construction d’expériences d’enchantement et non seulement dans les situations effervescence. En partageant des photos humoristiques ou des captures d’écran de leurs récentes prises, les joueurs attentent un retour de leurs pairs qui contribue possiblement à entretenir et à valider d’une certaine manière le cadre dans lequel se déroule l’expérience de jeu.

Une odyssée partagée

L’importance des situations d’effervescence et d’enchantement suscitées par Pokemon Go ne s’explique cependant pas uniquement par le design du jeu et ses technologies jugées novatrices capables d’organiser des expériences à mi-chemin entre réalité et fiction. Ses plus récentes imitations – on peut penser à Jurassic World Alive, Draconius Go ou au dernier Follow Jesus Christ Go –, pas plus que son prédécesseur Ingress, n’ont tant mobilisé les foules. Ainsi, le potentiel enchanteur du jeu doit être contextualisé avec le succès de la franchise qui s’est développée depuis plus de 20 ans au travers de jeux vidéos, d’animés, de mangas, de cartes à jouer et à collectionner et de nombreux jouets et produits dérivés. Pour beaucoup de joueurs, les créatures du jeu sont l’objet de connaissances et d’une culture indépendamment du jeu. Sur les médias sociaux, dans les semaines suivant la sortie du jeu, des publications concernant d’autres produits de la franchise et le fan art dédié à l’univers Pokémon côtoient les publications sur le jeu.

Au-delà de Pokemon Go, l’inscription de la pratique dans cet univers d’artefacts et de significations fait prendre un relief spécifique aux créatures du jeu, autant qu’elle induit dès le départ la présence d’un collectif pouvant contribuer à la validation des expériences faites par les joueurs. De surcroît, bien qu’il ne soit pas l’apanage des enfants et jeunes adultes, il faut relever la dimension que le jeu peut présenter pour ceux-ci : une transposition dans l’espace physique et quotidien de situations fictionnelles et ludiques appréhendées précédemment au travers de multiples supports narratifs ou ludiques. Or, celle-ci s’effectue avec une certaine cohérence narrative4. Tant dans les jeux vidéo que dans la série animée de la franchise, c’est l’exploration du monde qui permet de rencontrer les multiples créatures. Le déplacement et la rencontre d’autrui y sont des composantes essentielles de la fiction et de l’activité de jeu et semblent justement constituer des vecteurs de l’enchantement.

A la question posée sur une page dédiée à Spark, le leader d’une équipe de Pokemon Go, « Did you make any friends because of the game? », accompagnée d’un tweet de Nathan Sharp, @NateWantsToBtl, daté du 25 janvier 2017 « I really miss that month Pokemon Go came out. I feel like that was the happiest everyone had been for a while. Everyone was out and loving life », des joueurs témoignent :

One of my favourite memories from the dawn of Pokemon Go is of my tabletop gaming group getting together one night going downtown, and walking up and down 4th Avenue (major shopping area in my town) while we all played Pokemon Go. There was another group doing the same thing. It was a blast.
« I’ve […] met many really awesome people who still play and its nice knowing I’m not alone ».

Largement liké et retweeté, le tweet de N. Sharp est aussi réapproprié par d’autres joueurs sur les médias sociaux :

Honestly I really miss that month after Pokemon Go came out and everyone was happy and didn't care about anything but catching a Pikachu » Laura Steven, @LauraMSteven, 20 février 2017.
I really miss the month that Pokémon Go first came out. Everybody was happy and outside living and loving life. We need more of that. » Jay, @Jason_vh88, 28 juillet 2017. 
I’m not even a Pokémon fan, but does anyone else ever get really nostalgic and miss that one month where Pokémon Go came out? I feel like that was the happiest everyone had been in this world in a long time. People were just out living their best lives. » Summer Sorrow, @SummerSorrow, 3 décembre 2017.

Revenant sur les expériences d’effervescence des premiers jours, ces quelques mots soulignent tant le plaisir et l’excitation de sortir pour chercher les créatures virtuelles que le partage de cette activité avec d’autres.

« Dracaufeu », deux ans après – des états émotionnels dans la durée ?

Quid, deux ans après, de ces états émotionnels engendrés par le jeu ? Comment les expériences qui intéressent ce dossier, plutôt ancrées dans des temporalités définies, peuvent-elles se développer sur le long terme ?

Il est difficile d’attester de statistiques précises à propos de l’utilisation du jeu. En ligne, différentes informations se côtoient, se contredisant parfois. Les sources s’accordent cependant sur la diminution rapide du nombre de joueurs actifs après sa sortie en juillet 2016. D’après LesEchos.fr, Pokémon Go perd déjà 15 millions de joueurs le premier mois5. Pour l’entreprise américaine ComScore, entre juillet et décembre 2016, la moyenne d’utilisateurs actifs aux USA est passée de 28,5 millions d’utilisateurs à 5 millions6. Le jeu ne tombera cependant jamais à l’abandon. Des joueurs reviendront même progressivement.

Au moment de sa sortie, le jeu souffre de défauts rapidement mis en évidence par les joueurs. Sur les médias sociaux comme dans les discussions que nous avons eues avec certains joueurs, différents problèmes sont évoqués : le jeu est répétitif, en particulier lorsque toutes les créatures disponibles ont été attrapées, les points d’intérêts du jeu (créatures, arènes, pokestops) sont inégalement répartis dans l’espace, les arènes permettent leur monopole par des joueurs puissants, certaines fonctions, considérées comme essentielles, telles que les échanges ou les combats entre joueurs, sont absentes. De nombreux bugs sont aussi à déplorer. En Belgique, des contraintes extérieures interviennent aussi dans la réduction du nombre d’utilisateurs actifs durant les mois qui suivent la sortie du jeu. À l’instar d’autres jeux basés en localisation (Nova et Girardin, 2009), l’expérience de jeu de Pokemon Go est marquée par la météo. Là où certains joueurs trouvent du plaisir et revendiquent une expérience du jeu marquée par le froid et les intempéries – ou continuent à jouer en usant de « fake gps » pour déplacer leur avatar sans sortir de chez eux, d’autres préfèrent réduire ou arrêter, au moins temporairement, leur pratique.

Le maintien et le regain d’intérêt pour le jeu viennent alors d’interventions répétées des développeurs pour ajouter des fonctionnalités, mais aussi mettre en place une dynamique événementielle.

Tandis que le jeu est délaissé, une fonctionnalité est ajoutée permettant aux joueurs de gagner plus de points en ayant une pratique journalière. En février 2017, la « deuxième génération » de créatures est ajoutée. En juin 2017, c’est une modification du système des arènes qui intervient : les pokémons ne peuvent plus y trôner indéfiniment et le nombre de pièces d’or virtuelles gagnées par cette activité est limitée. Les arènes deviennent alors aussi le lieu de combats « raids » que nous évoquerons ci-après. D’autres pokémons dits de la « troisième génération » sont introduits durant l’automne, lors d’un événement Halloween, puis en décembre 2017. C’est là aussi que le jeu commence à intégrer des informations relatives à la météo pour faire varier la puissance des créatures en fonction de celle-ci. Au printemps 2018, une fonctionnalité très attendue, celle des « quêtes » consistant en une série de missions réalisées chaque jour, vient enrichir les possibilités du jeu. En juin 2018, ce sont des connexions entre les joueurs et surtout les échanges entre eux qui sont implantés. Cette dernière fonctionnalité « sociale », qui faisait elle aussi partie des plus attendues, a pour conséquence un regain d’intérêt pour le jeu7. Dans les 6 mois qui suivent, la connexion possible avec les jeux sur Nintendo Switch Let’s Go Pikachu et Let’s Go Evoli et l’arrivée des combats PvP (Player versus Player), donnant même lieu à des championnats, paraissent confirmer cette tendance.

Les interventions des développeurs s’inscrivent ensuite dans une dynamique événementielle. Les « raids », d’abord, sont des combats contre des créatures plus puissantes nécessitant que les joueurs se mettent à plusieurs. En fonction de leur niveau et de celui de la créature à défier, le nombre de participants nécessaires à un tel combat varie. Les raids participent d’une dynamique événementielle puisqu’ils sont particulièrement circonscrits dans le temps : un raid n’est annoncé que moins d’une heure avant qu’il ne commence et ne peut être combattu que durant trois quarts d’heures. Cette logique appliquée au jeu se manifeste ensuite dans les nombreux événements qui permettent d’attraper des Pokémons spéciaux (shiny, inédits), dotés de certaines attaques ou de certains attributs vestimentaires (bonnet de noël, chapeau et lunettes de soleil, etc.). Si ceux-ci sont organisés dès 2016 (pour Halloween ou Noël), des sessions mensuelles, les « Pokemon Community Days », s’y sont par la suite ajoutées. Enfin, à d’autres moments, les joueurs sont invités à capturer massivement des créatures pour débloquer certains bonus durant un week-end ou quelques jours.

En observant les transformations qui sont intervenues au sein du jeu, on comprend que l’enthousiasme des joueurs est maintenu par un travail actif des développeurs. Envisageant l’ajout progressif de fonctionnalités, ce type de démarche n’est pas une exception dans les mondes du jeu ou du jeu vidéo, encore moins à propos de Pokemon. Comme nous l’avons signalé, la franchise s’est développée depuis plus de 20 ans au travers de différents jeux vidéo et d’un univers transmédia. Or les sorties des jeux, des épisodes de la série ou des autres supports sont la plupart du temps orchestrées, supposées entretenir le suspense et préparer la réception d’une nouvelle production auprès des fans (Haddedène, Lassinat-Foubert, 2016)8. En sciences sociales, d’autres travaux documentent par ailleurs les modifications dont un jeu vidéo peut être l’objet afin de répondre aux critiques et de fidéliser l’engagement des joueurs. Envisageant un monde virtuel persistant, c’est-à-dire un monde virtuel qui continue d’exister lorsque les joueurs s’en déconnectent, les travaux de Vinciane Zabban mettent en lumière les efforts fournis par les développeurs de Age of Utopia pour « entretenir » le monde dans lequel ceux-ci évoluent (Vinciane Zabban, 2012).

Ce qui constitue davantage une nouveauté à nos yeux, c’est la dynamique événementielle au sein du jeu, s’ajoutant à son caractère pervasif.

Qu’en est-il donc des états d’effervescence et d’enchantement sur le long terme ? Plutôt qu’une immersion continue dans de tels états, l’observation des joueurs et des transformations du jeu révèle une dynamique séquentielle où l’ajout de fonctionnalités, mais surtout l’organisation d’événements, en particulier les Community Days, suscitent des moments plus intenses. En générant des rencontres physiques entre les joueurs, ces derniers permettent alors de recréer des moments de partage et d’effervescence bien qu’à une échelle moindre de ceux intervenus à la sortie du jeu.

Il faut être attentif à ne pas considérer ces dispositifs comme des conditions nécessaires au maintien d’un engagement dans le jeu ou d’un enchantement. Notre interlocutrice qui qualifie de « magie » et décrit l’interpénétration entre jeu et réalité préfère se laisser seule charmer par celle-ci, délaissant les raids ou les community days. Néanmoins, pour ce que nous pouvons observer, de tels dispositifs semblent de façon générale faire partie des fonctionnalités qui fidélisent et entretiennent le plus l’enthousiasme des joueurs. De ce fait, nous pouvons faire l’hypothèse qu’ils recréent des moments où le collectif intervient pour faire naître des états émotionnels autour du jeu et permettre, du côté de l’enchantement, de nouvelles validations des expériences des joueurs par leurs pairs.

Conclusion

L’étude de Pokemon Go rend compte à la fois de situations d’effervescences et d’enchantement. Le jeu pose le cadre d’expériences liant réalité et fiction, marquées par la joie de sortir capturer des créatures virtuelles reconnues comme telles, seul ou en groupe, et pouvant conduire à l’adoption d’usages et de comportements différents de ceux qui sont habituellement attendus dans l’espace urbain. Notre approche rend aussi visible le travail actif des développeurs pour organiser celles-ci, en posant la question de leur entretien sur le long terme.

Plutôt qu’une immersion continue dans des états émotionnels, nos observations révèlent une dynamique séquentielle au rythme de laquelle émergent les deux types d’expériences. Bien qu’ils ne soient pas nécessairement liés l’un à l’autre, ni rendus obligatoires, nous constatons que ceux-ci peuvent exister simultanément, se confondre ou s’articuler dans le cadre de l’expérience de jeu, contribuant le plus souvent à perpétuer, en le ravivant régulièrement, l’enthousiasme des praticiens.

Par quelle alchimie le font-ils précisément ? Nous ne sommes actuellement pas capables d’établir des arguments solides à ce propos, mais une intuition peut être formulée : expériences d’effervescence et d’enchantement pourraient être capables de se renforcer ou de se recharger mutuellement.

Envisageant une organisation caractérisée par un rythme séquentiel, l’ajout progressif de fonctionnalités pourrait raviver à intervalles l’enthousiasme et l’enchantement, engendrant en conséquence des éventuelles situations d’effervescence, en-ligne ou sur le terrain. En retour – peut-être davantage encore –, l’organisation d’événements, en créant des situations de rencontre physique et d’effervescence parfois très limitées dans le temps, pourrait contribuer à réenchanter la pratique, en suscitant des émotions intenses et en renforçant la dimension collective capable de valider ou revalider le cadre d’expérience spécifique de l’enchantement. D’autres recherches doivent toutefois attester cette hypothèse et en explorer les modalités.

Bibliographie

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Haddedène, A., Lassinat-Foubert, A., (2016), Générations Pokemon. 20 ans d’évolution. Création – Univers – Décryptage, Toulouse, Third éditions.

Halloy, A., Servais, V., (2014), « Enchanting Gods and Dolphins: A Cross-Cultural Analysis of Uncanny Encounters », Ethos, Vol. 42, n° 4, p. 479–504.

Kokoreff M., (2006), « Sociologie de l’émeute. Les dimensions de l’action en question », Déviance et Société, vol. 30, n° 4, p. 521-533.

Lavadinho, S., Winkin, Y., (2012), Vers une marche-plaisir en ville. Boîte à outils pour augmenter le bonheur de marcher, Lyon, Editions du CERTU.

Licoppe, Ch., (2017), « From Mogi to Pokémon GO: Continuities and change in location-aware collection games », Mobile Media & Communication, Vol. 5, p. 24-29.

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Nova, N., Girardin, F., (2009), « Framing the Issues for the Design of Location-Based Games », Digital Cityscapes, mearging digital and urban playspaces, A. de Souza e Silva et D. Sutko éd., New York, Peter Lang Publishing, p. 168-186.

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Winkin Y., (2002), « Propositions pour une anthropologie de l’enchantement », in P. Rasse, N. Midol, F. Triki (dir.), Unité-Diversité. Les identités culturelles dans le jeu de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, p. 169-179.

Zabban, V., (2012), « ”Ceci est un monde” Le partage des jeux en ligne : conceptions, techniques et pratiques », Thèse de doctorat, Université Paris-Est Marne-la-Vallée.

1 Voir « Pokemon Go craze in Brussels, Belguim », En ligne, consulté le [8/10/2018]. URL: [https://www.youtube.com/watch?v=KbEoaab4Pf0]

2 Voir « A Wild Charizard in Pokemon Go... Stampede Ensues, JamesChats », En ligne, consulté le [8/10/2018]. URL: [https://www.youtube.com/watch?v=gbqYzh-aTrM]

3 À la sortie du jeu, les créatures se positionnent en 2D sur l’écran, à la façon d’un dessin découpé et collé sur un fond différent. Bien que des progrès aient été faits par la suite pour représenter les créatures en 3D, l’effet reste assez peu élaboré jusqu’à l’introduction d’un système « AR+ », rendu opérationnel tout récemment au mois d’octobre 2018 et requérant le téléchargement d’une application tierce. Lors de la prise de photo, le fond est de suroît rendu flou (ce défaut pouvant néanmoins être contourné en prenant des captures d’écrans plutôt que des photos).

4 Il faut cependant souligner les limites de cette cohérence narrative : Pokemon Go se distingue fortement des jeux Nintendo dans la façon dont les joueurs capturent et progressent dans le jeu. Dans les jeux Nintendo, les créatures sont généralement capturées une unique fois puis entrainées pour évoluer et se perfectionner au combat. Dans Pokemon Go, la puissance des créatures est corrélée avec le niveau du joueur et les pokémons ne sont pas entrainés progressivement : ils n’évoluent ou n’acquièrent de la puissance qu’en récoltant des bonbons que les joueurs gagnent en capturant d’autres créatures similaires. Là où la possibilité de transposer des activités fictionnelles et ludiques expérimentées précédemment dans l’espace physique constitue un élément clé du succès de Pokemon Go, ce mode de progression au sein du jeu a néanmoins pu décevoir certains joueurs. Ainsi, le manque d’attachement affectif développé à l’égard des créatures au cours de l’activité de jeu a conduit deux de nos interviewés, par ailleurs mordus des jeux Nintendo, à délaisser Pokemon Go.

5 Voir « Pokemon Go perd 15 millions de joueurs en un mois », LesEchos.fr. En ligne, consulté le [10/2/2018]. URL: [https://www.lesechos.fr/24/08/2016/lesechos.fr/0211225795945_pokemon-go-perd-15-millions-de-joueurs-en-un-mois.htm]

6 Voir « Pokemon Go : 84 % d’utilisateurs en moins depuis juillet 2016 aux USA », CNETFrance.fr. En ligne, consulté le [10/2/2018]. URL: [https://www.cnetfrance.fr/news/pokemon-go-84-d-utilisateurs-en-moins-depuis-juillet-2016-aux-usa-39850888.htm]

7 Voir « Pokémon GO : +35 % d’utilisateurs cet été, grâce aux mises à jour sociales », Zone-numérique. En ligne, consulté le [10/2/2018]. URL: [https://www.zone-numerique.com/pokemon-go-35-dutilisateurs-cet-ete-grace-aux-mises-a-jour-sociales.html]

8 À l’exception, remarquent les auteurs, de Pokemon Go, qui paraît avant d’être tout à fait finalisé pour bénéficier des mois d’été, et dont la sortie n’est ainsi pas préparée auprès du public.